On a l'habitude d'admettre une césure importante entre le passé et le
futur, que l'on nomme le présent. Il s'agit là d'une illusion. Cette
césure aléatoire, itinérante, n'équivaut pas au présent et ne sépare pas
non plus les deux autres dimensions temporelles réelles. Elle distingue
simplement les catégories du "passé" et du "futur", sans que nous ayons
vraiment conscience de ce phénomène.
Cette illusion n'est pourtant pas sans méthode. Car elle se fonde sur
l'amputation de ce qui est réellement passé ou réellement à venir, au
profit d'une catégorisation abstraite (sous les noms de "passé" et de
"futur"). Le véritable cours du temps ressemble plutôt à un "champ
temporel" étendu, selon la formule d'Edmund Husserl qui parle ici de
"rétention" (passé) et de "protention" (futur). Il s'agit d'une sorte de
"corpus temporalis", complexe, tridimensionnel, dont les frontières se
déplacent constamment, un équilibre des flux fait d'éléments ou de
particules "passées" ou "futures" où rien ne reste jamais pareil;
lorsqu'il apparaît pour la deuxième (ou troisième) fois, le „fragment
retenu“ n'est plus le même.
Étant donné que ce champ de transition singulier, ce "corpus temporalis"
constitue très probablement la "structure" à la base de tous les
processus de vieillissement et de croissance, de tout être vivant (mais
aussi de ses pratiques de socialisation, de son évolution
socio-historique), toutes les "opérations" sur leur mode d'évolution,
sur leurs "corps" temporels et fluctuants pourraient se comporter comme
des coupes chirurgicales qui, à partir d'un certain point, un "point of
no return", devraient également être létales.
Comme je l'ai développé ailleurs, la circulation, qui présente une
accélération constante et une densité croissante, a conduit à un "régime
du temps" autonome. Ce n'était pas un hasard si le programme de la
philosophie des Lumières, qui a accompagné ce processus, comprenait
l'exigence de se libérer de toute tradition, du passé, de l'histoire
etc. Mais on n'a pas vu que les "concepts de la mobilité", avec
lesquels elle a opéré, ne représentaient pas le mouvement de l'Histoire
(le temps historique), mais celui du temps de la circulation. Ces
concepts, à l'image du réseau de communication que la circulation
moderne réclame, ont formé un réseau rigide comparable à des voies
ferrées.
Ainsi, ce que j'ai présenté sous le nom inoffensif de "temps circulaire"
était depuis longtemps en passe d'occuper le terrain. Si l'on prend en
considération que ce nouveau régime du temps est issu de la mécanique
classique - autrement il n'aurait pas pu obtenir son exactitude et sa
fiabilité modernes - on constate qu'il a dû développer un outillage
particulier au cours de sa "libération" (son déchaînement) en vue de ses
"opérations" sur le corps précaire, cette "structure" basale dont la
vie est tributaire. Si les procès du temps biologique peuvent se
comparer à une sorte de delta fluvial en constante mutation, les procès
du temps circulaire ressembleraient à un système de canaux dont le
caractère essentiel réside à l'inverse dans la "rigidité"
(l'immuabilité). Ce "corpus temporalis", fragile et vulnérable, des
procès bio-temporels a été confiné dans un lit de Procuste qui exigeait
son amputation progressive. On connaît l'outillage dont il s'agit. Ce
sont ces sondes étranges qui partagent (découpent) le temps en trois
parties apparemment autonomes : le "passé", le "futur" et la frontière
aléatoire où passé et futur peuvent s'entrechoquer. Cette "opération"
sur le "corps du temps" pouvait passer inaperçue parce qu'elle
coïncidait, à l'origine, avec le remplacement des membres amputés.
D'ailleurs, on ne remarquait pas que le nouveau "corps du temps",
neutre, était constitué de prothèses. Aujourd'hui encore, nous pensons
que les constructions abstraites nommés "passé", "futur", "présent" sont
les "représentants" réels du temps. Or ils sont, au plus, des
représentants élus par un conseil discret d'experts.
Cependant nous connaissons un autre moyen capable - au sens littéral -
de "liquider" les conditions réelles du temps pour les ressuciter comme
catégories "purifiés". Il s'agit de l'argent. Il fonctionne comme un
solvant qui, sans faire de différence, "consomme" toutes les
"substances". Et il se pourrait que ce soit d'abord ce véhicule
infatigable de la circulation moderne qui ait montré comment on pouvait
manipuler le cours du temps, comment on pouvait l'annihiler, puis le
réanimer. Car l'argent est du temps monnayé (où l'on ne remarque plus
les "investissements" vivants).
Ainsi ce fétiche mystérieux, qui tient sa "valeur" des "performances" du
passé, ayant nécessité un investissement en "temps de vie", a pu à la
fois anéantir et conserver toute temporalité, au sens de la Aufhebung
hégélienne. Voilà pourquoi il peut la faire "ressurgir à tout moment à
partir de lui-même" - à la manière des catégories de Fichte - sous une
forme métamorphosée qui ne donne plus aucune information sur son
origine. Il faut donc admettre que l'argent, aussi, a déposé de façon
tacite à la fois les choses "passées" et le "futures" - c'est-à-dire ce
qu'il nous permet de conserver ou ce que nous en ferons à l'avenir -
dans les deux catégories que nous appelons "passé" et "avenir", et qu'il
l'y tient à disposition pour un instant très précis, l'instant où il
fait s'entrechoquer passé et futur à la frontière aléatoire où un déclic
se produit et où l'argent est alors dépensé (utilisé). Dans cette
utilisation, cette dépense de l'argent, qui peut tomber à n'importe quel
moment, nous retirons du passé ce qui a pu s'y déposer et nous
investissons dans l'avenir ce que nous comptons en faire. Ce n'est pas
un hasard si l'argent est toujours actuellement disponible. Il a
transféré le temps déterminé qu'il recèle vers une temporalité
indéterminée et disponible, de telle manière que le temps devient un
ensemble catégoriel, une sorte de "réceptacle des possibles" où l'on
peut puiser de l'avenir.
L'argent colporte une ancienne relation de créance qu'il profane d'une
étrange manière. Créé au septième siècle avant notre ère dans les
colonies de l'ancienne Grèce, sur les rives d'Asie mineure (peut-être en
Lydie), il a certes connu une série de métamorphoses antiques et
modernes, mais il est reconnaissable à deux traits caractéristiques : la
relation de créance (de dette) et la relation d'abstraction. Il est un
héritier de la philosophie grecque de la nature où - avec Klaus Heinrich
- nous remarquons surtout l'impulsion technologique, à laquelle
appartient également l'abstraction monétaire. Il s'agit d'abord d'une
technique, dont la finalité a sans doute été de régler de manière
démocratique la répartition des biens, - un privilège de la noblesse, à
l'origine, - et de couper les chaines généalogiques qui transmettaient
(héritaient) les droits de propriété. C'est ce qui pourrait expliquer
l'effet d'instantanéité de l'abstraction monétaire, son intemporalité
relative. La relation monétaire contrecarre les relations historiques et
généalogiques.
Bizarrement, la profanation technologique de l'ancienne relation de
créance ne l'a pas tempérée, affaiblie ou relativisée (peut-être
l'a-t-elle même accentuée). Le personnage suprême de cette relation, le
financier, le "créancier" se met - comme son nom l'indique - idéalement à
la place du créateur qui prête la vie et qui réclame des sacrifices
(des intérêts) avant de la reprendre en fin de compte, par des voies
impénétrables. Les traces des plus anciennes de ces relations de
créancier à débiteur se reconnaissent encore dans leurs rejetons les
plus séculaires et modernes qui, en quelque sorte, les prolongent de
manière tout aussi fantômatique en ne se basant - tant qu'elles sont
respectées, en tout cas - sur aucune relation de violence extérieure; et
elles sont tout aussi insaisissables, mystérieuses. Une longue
habitude, une série de transitions discrètes semblent avoir conduit à ce
que, dans la relation de créance profane, la relation sacrée,
immémoriale pouvait plus ou moins se conserver sous des formes toujours
nouvelles. Elles ne partagent pas seulement la même mystérieuse
spiritualité (qui n'existe que dans les esprits) mais aussi le même
caractère obligeant.
A côté de la relation de dépendance et de contrainte physique, une
relation psychique s'est installée qui a pris la forme, aux côtés de la
domination territoriale traditionnelle, d'une rudimentaire domination
temporelle. Le rapport des deux allait s'agencer de façon toujours
nouvelle et différente au cours des siècles, il allait y avoir des
compromis, des replis dans les souterrains, des invitations à la
corruption, etc. On peut cependant distinguer deux phases manifestes de
la marche vers l'hégémonie entamée par l'économie monétaire (la
"domination temporelle"), la première au cours de l'Antiquité
greco-romaine, la seconde à l'époque des Lumières. Un laps de temps
immense d'un millier d'années, le "Moyen-Age", sépare les deux phases.
Il ne perpétuera pas seulement la lutte entre les deux formes de
domination, il va l'accentuer de manière étrangement passionnelle. Et le
message du fils de Dieu, Jésus-Christ, est univoque : il exclut
l'économie monétaire.
Puisqu'un tabou a été prononcé, qui tirait sa force d'une source
religieuse, on pouvait également avoir invité à sa violation secrète au
cours du temps, à l'alliance secrète avec le contre-pouvoir (le
"diable"). L'aura de tels tabous apparemment inviolables est toujours
paradoxale. Même le dogmatisme institutionnel n'a pas toujours été
"univoque", et il s'est fourvoyé, notamment au cours de son déclin, dans
des paradoxes aussi "surréalistes" que le commerce des absolutions.
Dans la métropole commerciale Florence, on est allé jusqu'à installer un
compte personnel à Dieu le père qu'il n'a apparemment pas débité, de
sorte qu'il pouvait croître et multiplier à loisir. Et les compromis
sont apparus très tôt, comme dans la doctrine de saint Thomas d'Aquin
(originaire, comme par hasard, de la grande noblesse italienne). Elle
permettait en partie la réintroduction des intérêts exorbitants, frappés
jusqu'alors de mépris. D'autre part, on vit apparaître la tendance au
luxe, voire aux péchés de la luxure et de la goinfrerie, auxquels, à
certaines époques, le clergé s'adonnait, parfois dans une étonnante
insouciance.
Tout cela a pu contribuer à l'évolution étrange que l'économie monétaire
(la domination temporelle) allait prendre dans l'Europe (et l'Amérique)
chrétienne(s). Certes, la forme historique de l'ancienne domination
territoriale restait apparemment en place, mais elle n'était plus
autonome et finissait par dépendre de l'économie monétaire et de la
capitalisation. Aujourd'hui encore, le nouveau souverain sans couronne
craint la lumière du jour pour s'activer, avec une efficacité accrue,
dans les souterrains. En quelque sorte, ce rapport trouble s'est
maintenue jusqu'à nos jours : sur terre, les édifices illustres des
Etats nation; sous terre la "invisible hand in hand" de l'économie
monétaire qui les maintient en vie.
De plus en plus, le "souverain" s'immisce dans la tête des gens, et
notamment des gens de pouvoir, se vengeant de ce qu'il ait été privé de
couronne jusqu'ici. Refoulant et remplaçant l'ancien Dieu invisible
(dont il partage le caractère d'invisibilité), il a pris le pouvoir à sa
façon: avec beaucoup de décence et de discretion.
L'homme de l'Antiquité aurait vu de la perversion dans cette forme de
pouvoir. Aristote disait que "ceux qui naissant ressemblent aux
géniteurs, mais l'intérêt est l'argent de l'argent, de telle sorte que
dans tous les domaines d'activités celui-là est le plus contre nature", -
Aristote qui avait déjà remarqué que cette tendance à l'accroissement
des richesses ne rencontrait plus de frontière déterminée (qu'elle est
donc potentiellement infinie). Et si Shakespeare (dans le Timon
d'Athènes), Erasme ou Thomas Morus se sont encore plu dans le rôle de
l'accusateur qui approvisionnait le tabou de l'argent du Moyen-Age
chrétien en nouveaux arguments (sécularisés), les premiers apologistes
sont apparus dès la fin du dix-septième et le début du dix-huitième
siècles, dont Voltaire qui semble s'être moqué de la mauvaise réputation
de l'argent. L'habitude, la résignation, l'accord tacite ou déclaré,
l'accumulation des richesses, secrète ou déclarée, dans des proportions
gigantesques, même pour l'époque contemporaine, voilà qui atteste une
forme de refoulement (ou de déni) qui semblent avoir mené à une étrange
"semi-conscience" (selon Hörisch). Ce processus de refoulement des plus
étranges pourrait avoir été renforcé par le fait que les confessions
calviniste et anglicane ont reconverti l'ancien tabou prononcé contre
l'accroissement des richesses en une bénédiction.
Le fait que la forme de socialisation permise par l'argent est
paradoxalement liée à sa suppression (Aufhebung), et donc reprise au
moment où elle est donnée, voilà qui n'a pas seulement ouvert un nouveau
champ de manœuvres, à l'extérieur, où l'on pouvait réintroduire des
conditions de vie naturelles (the survival of the fittest), mais aussi
un champ intérieur et intériorisé, qui devait remuer la relation à soi
des hommes, leur identité. Car on est désormais confronté à deux
exigences contradictoires, qui ont tendance à s'exclure mutuellement,
auxquelles il n'est pourtant pas possible de se soustraire : être en
relation, s'unir avec tous les autres tout en s'isolant, en se séparant
de tous. En effet, l'argent exige les deux choses, l'une conditionnant
l'autre. Le premier appel touche à notre besoin de socialité, il nous
intègre dans la communauté humaine, et le second s'adresse à notre
égoïsme, il nous exclut de la communauté humaine. D'un côté la richesse
ouvre toutes les portes, de l'autre elle les ferme à l'approche d'un
intrus. Le Timon d'Athènes (de Shakespeare) est riche et généreux, sa
maison est envahie par les amis; mais ses richesses ne sont pas sans
limite, et dès qu'elles ont disparu, les amis s'évaporent comme un
mirage.
Quand Gregory Bateson et l'école de Palo Alto ont essayé d'expliquer la
schizophrénie familiale, ils ont trouvé un riche arsenal de pièges
relationnels qui sont tous bâtis sur le même modèle. A ce propos, ils
ont forgé l'expression double bind, qui désigne l'intrication de deux
exigences contradictoires et pourtant l'une et l'autre incontournables.
Une mère exige de sa fille l'autonomie d'une "adulte", mais
inconsciemment et en secret, elle fait tout pour saboter cette exigence.
Les accusations, qu'elle formule alors, sont tout aussi
contradictoires. Un désir d'indépendance (quand la fille rentre tard)
est interprété comme un manque d'amour, un témoignage d'affection comme
un manque d'autonomie. Résultat : la fille sombre dans la schizophrénie.
On reconnaît ici le même schéma d'inclusion et d'exclusion que dans le
piège de la relation à soi-même tendu par le code monétaire: L'inclusion
en passe nécessairement par l'exclusion, la socialisation par la
désocialisation. A la fin, il se peut que deux étrangers soient
confrontés l'un à l'autre, deux êtres vivant en union personnelle (dont
l'une des parties peut également se dissocier et se projeter sur un
véritable étranger). Cet autre, étranger ou ennemi, -"every man is Enemy
to every man", avait dit Hobbes - connaît alors une phase d'ascension
dans l'âme individuelle; or il n'est pas le produit de celle-ci, mais
plutôt l'agent des "affaires étrangères", monétaires. Ne l'oublions pas :
à la base de la relation monétaire, il y a de la rationalité, de la
comptabilité, alors que les relations sociales ou intimes (et
intra-personnelles) reposent sur une base irrationnelle, émotionnelle.
Cette contradiction reparaît dans les connections directes entre le
calcul et le désir. L'ennemi, dit l'idéologue Carl Schmitt, est sa
"propre question comme figure". Mais on sait que Carl Schmitt n'a pas
perdu de temps en questions : il a extrapolé l'ennemi, l'a érigé en
catégorie dans un schéma ami-ennemi prêt à l'emploi.
Benjamin Nelson, au contraire, dit avec une note édulcorante et
positive: „In modern capitalism are all the brothers, in being equally
‚others’. - L'autre est un frère, et le frère est un autre parmi
d'autres."
Tel est le cas. Et puisque le frère ou l'ami n'est qu'un autre parmi
d'autres, nous-mêmes sommes également un autre, nous nous sommes
dissociés en deux âmes qui habitent une même poitrine, comme le
remarquait déjà Goethe. Cette vérité est aussi difficile à comprendre (à
digérer) parce qu'il nous manque un méta-langage qui pourrait
reconnaître la contradiction pathogène de ces deux exigences et nous
amener vers des solutions à l'extérieur de son champ d'action.
Mais cet "autre", qui est-il ? Il va, il vient, il est dehors, dedans,
nous le rencontrons comme étranger, ennemi, comme notre double, notre
sosie. Il serait trop simple de l'identifier comme agent (secret) de
notre commerce "extérieur". Il préfère les stratégies de contournement,
semble-t-il, et il n'aime pas montrer patte blanche, il change de figure
comme le diable dans le Docteur Faustus de Thomas Mann. Apparemment, il
ne désire pas être celui qu'il est, mais un autre à son tour, un
contradicteur de lui-même. Quand le procès de dissociation débute, le
jeu de cache-cache et les masquerades ne sont pas faciles à arrêter. "Je
est un autre", déclare Rimbaud. Jochen Hörisch ajoute: "Tout un chacun
est un autre que celui qu'il semble être; tout un chacun s'appelle
autrement que ce que l'on peut lire sur ses papiers d'identité; et tout
un chacun cherche autre chose que ce qu'il prétend."
Hörisch poursuit: "L'argent synthétise (…) les états du moi les plus
divers dans un sujet transcendental et une position distincte vis-à-vis
des objets et des autres sujets." Ou encore, dans "les termes
provocateurs de Sohn-Rethel: Le sujet transcendental de Kant se cache
dans la forme marchande ou monétaire."
Autrement dit : le "sujet" historique, classique, doit déjà être
considéré comme un substrat de prothèses invisibles. Il organise ses
états du moi d'après un schéma auquel, en vérité, il s'adapte, se soumet
de façon subalterne. Il simule l'unité de la conscience réclamée par
Kant tout en ayant pleinement conscience de son caractère factuellement
(et pratiquement) intenable, ce que le promoteur de Kant, David Hume,
avait d'ailleurs montré.
L'argent comme "codage secondaire", comme le dit Hörisch, comme
"simulation universelle" que je dois prendre pour argent comptant si je
ne veux pas me faire écraser. L'encaisseur et le dépensier comme
"organes exécutifs", agents dociles d'un mécanisme impersonnel,
mégalomaniaque, qui tire son carburant d'un héritage détruit et forclus,
qu'il est permis d'oublier. L'argent comme oubli monnayé, la
dépréciation croissante depuis le Moyen-Age finissant comme
l'involontaire image renversée du rejet, de la destruction, de la
dilapidation d'innombrables biens matériels. Si nous invitions les
ruines omniprésentes des régions industrielles d'Europe et d'Amérique en
jachère à raconter leur histoire, comme nous le faisons avec les ruines
antiques, elles nous présenteraient sans doute un catalogue énorme de
labeur vain, dilapidé, forclus, oublié (dont cependant nous profitons en
partie jusqu'à nos jours).
Pour conclure : l'argent est la possibilité pure de disposer du temps -
plus précisément : du temps de vie - qui laisse pourtant dans l'ombre
les conditions et les présupposés de cette mise à disposition. Comme
réceptacle pur des possibles, qui promet leur réalisation à tout moment,
leur conversion sans ambages en un avoir palpable, il peut correspondre
sans aucune distance avec la sphère des désirs. La "simultanéité des
anachronismes", qui se sédimente dans le fétiche argent, a pu transposer
les choses réellement passées ou à venir en quantités abstraites (et
catégorielles) et les constituer en un dépôt où on peut venir les
réclamer à tout moment (et à la quantité désirée). Cette "réclamation"
équivaut à l'instant qui permet d'actualiser à nouveau, de mettre à jour
la "simultanéité des anachronismes".
© kaempfer 2009
ÉLÉMENTS BIOGRAPHIQUES
ÉLÉMENTS BIOGRAPHIQUES
Né en 1923 en Allemagne, Wolfgang Kaempfer fit l’expérience de la guerre comme soldat à partir de 1941. Après 18 mois de captivité en Russie, il entama un cursus universitaire général, comprenant les sciences naturelles (physique et chimie), la philosophie, la psychologie et la littérature. En 1953, il passa son doctorat en lettres. Ensuite, il travailla comme adaptateur scénique à la radiotélévision de Berlin (SFB, aujourd’hui RBB), puis chez l’éditeur de théâtre Felix Bloch Erben. En 1963 il fut engagé au Goethe-Institut et dirigea les Centres Culturels d’Alger et de Toulouse, tout en effectuant des recherches en germanistique. Il publia des articles dans diverses revues littéraires (Recherches germaniques e. a.) et une présentation très critique de l’écrivain Ernst Jünger (1981). Au cours des années 1980, il entra en contact avec le groupe constitué autour du département d’Anthropologie Historique de l’Université Libre de Berlin (FU), cofondé par Dietmar Kamper, qui devint un ami proche. Parallèlement, il enseigna la littérature en Italie (Trieste, Padoue) et coorganisa des colloques avec l’Istituto Gramsci et le Goethe-Institut Trieste, dont il fut le directeur. Ses recherches s’orientèrent alors plus particulièrement sur le problème du temps, l’histoire, l’esthétique et les phénomènes de civilisation. Ces thèmes sont présents dans les quatre livres qu’il publia entre 1991 et 2005. Ses publications lui valurent des invitations à la FU et à l’Université Humboldt de Berlin. Décédé en 2009, son dernier projet théorétique devait toucher à "l’acte civilisateur" d’Héraclès, né de discussions avec son ami, le philosophe berlinois Klaus Heinrich. Mais une autre passion, qui l’avait occupé dès sa jeunesse, l’emporta: Ainsi, il préféra passer les deux dernières années de sa vie à l’écriture d’un roman, qui restera malheureusement inachevé.
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